CHASSEUR DE CIMES
Je saisis ma loupe et examine ma carte au 1/2500ème. Parti de Tignes,
mon index remonte à l’ouest le vallon de la Sache puis celui de la
Sachette pour atteindre le col du même nom. Ce dernier est dominé à
droite (nord) par un pointement anonyme, coté 2872m par IGN. Je l’ai
débusqué, il y a quelque temps, au cours d’une manipulation plus
attentive de ma carte. Le voici donc de nouveau sous mes yeux tout
excités. Je tâche en effet d’imaginer son relief et l’itinéraire qui me
permettra de le gravir. Je scrute sur le papier les points noirs qui
indiquent la présence des pierriers, les lignes qui dessinent les
arêtes exposées, enfin les courbes de niveau. Du col de la Sachette,
une crête mène au point culminant. Trop accidentée: à éviter. Par le
nord: encore moins évident. Voyons l’approche par le versant est: trop
escarpé! Reste le versant ouest, relativement commode, mais il faut
redescendre le col d’au moins deux cents mètres. A oublier car il
faudra les remonter. Aucune envie. Et puis, là, grossi par la loupe, un
petit couloir apparemment praticable qui s’ouvre cinquante mètres
seulement à l’ouest du col. Il semble accessible par une traversée
plein nord au pied des rochers. Je retiens cette dernière solution.
Au moment de replier ma carte, j’avise un itinéraire plus rapide en
dénivelée et en distance pour atteindre le col de la Sachette. Au lieu
de partir de Tignes, je monterai jusqu’au Lac de Tignes. De là, je
rejoindrai une crête qui domine le vallon de la Sachette et, par la
traversée d’un pierrier que je me rappelle avoir emprunté il y a des
lustres, je gagnerai directement le col.
La météo annonce le grand beau temps pour ce week-end de fin octobre.
Cette fois, c’est parti!
Je traverse la nuit noire sur les rives du lac d’Annecy. Difficile en
automne, quand le jour tarde à poindre, de partir seul en montagne,
vers des massifs éloignés, délaissant le lit douillet et la chaleur des
bras aimés. Les brouillards traînent par endroit et masquent par
intermittence les étoiles. J’ouvre la radio qui se met à crachoter une
musique agaçante. J’éteins aussitôt. Et je me replonge dans ma
solitude, j’en palpe la douce humeur comme on le ferait d’une étoffe
précieuse. Lumière d’une boulangerie, feu vert collé sur un feuillage
et le ballet des lignes blanches sur l‘asphalte. La route finit par
s’éclairer, le paysage sort lentement de sa léthargie, le relief
reprend forme: j’éteins les phares. Le ciel et les villages me
racontent des histoires. Nous sommes parfois interrompus par un radar
qui guette sa proie dans l’ombre laiteuse.
Soudain, le soleil sur le Mont Pourri. Je baisse la tête pour
apercevoir sa lumière dorée sur la pyramide de glace, drapée de neige
fraîche. Quelques lacets montent vers Ste-Foy-Tarentaise puis le long
ruban gris se déploie jusqu’au barrage du Chevril.
Lac de Tignes. Je cherche le départ du sentier dans la jungle des
remontées mécaniques et le labyrinthe des rues et des immeubles. La
cité est pratiquement vide. De temps en temps, un véhicule fonce vers
la Grande Motte. A son bord, les skieurs d’une école préparant les
premières compétitions.
A une croisée de pistes, sous l’Aiguille Percée, un 4X4 et trois
chasseurs tournés vers les crêtes. Je leur demande, pour anticiper sur
une prochaine balade et en leur montrant le couloir de l’Aiguille du
Croc:
- Vous êtes peut-être déjà montés là-haut?
- Non. C’est trop pourri!
Un autre:
- Vous allez où comme ça?
- Vers le vallon de la Sachette.
- Si vous voyez des chamois, vous leur dites qu’on est ici.
Le troisième, en montrant mon sac:
- Vous nous avez monté le casse-croûte?
Je réplique:
- Vous ne risquez pas de vous étouffer: une tranche de jambon et trois
cornichons.
Ils sourient, je les quitte en leur souhaitant une bonne journée.
- Et vous, bonne balade!
Sous la Grande Tourne, une pierre porte le logo de la Réserve de
Tignes-Champagny: je pénètre dans la montagne sauvage! Un peu plus
haut, la crête herbeuse que je dois rejoindre.
Dernières enjambées et je découvre sous mes pieds le vallon de la
Sachette. Au même instant surgit, en face de moi et sur l’autre rive, «
mon » sommet! J’étais sûr qu’il aurait de l’allure! Je suis des yeux la
longue crête qui part du col sur ma gauche: hérissée de quelques dents
rocheuses, elle repose bientôt sur une longue barre calcaire qui
s’interrompt brutalement au-dessus du vallon de la Sache et donne à la
cime un air d’étrave qui fend les grandes vagues vertes de la pelouse
alpine. Mais ce qui attire surtout mon attention, c’est, ô surprise!
une vaste et raide pente d’éboulis qui atteint, entre les dents et la
barre, une selle de la crête. Sur quoi débouche-elle? Un à-pic? Une
brèche impossible à franchir? La crête elle-même est-elle praticable
sur la droite? A voir. Si je constate, au col de la Sachette, qu’il est
trop compliqué de passer comme je l’avais décidé par le versant ouest,
je reviens sur celui-ci et j’attaque la pente qui présente de surcroît
l’avantage d’être déjà au soleil.
En attendant, pour atteindre le col, il me faut traverser plus ou moins
de niveau sur ma gauche, le pierrier que je lorgne, intrigué, depuis un
moment. Je m’avance et découvre un immense cirque de pierraille.
Misère! Ma mémoire m’a joué un sacré tour. Quand on est gamin, on voit
grand ce qui est en réalité petit. Ici, c’est tout le contraire. Mais
la trahison est la même. réalité petit. Ici, c’est tout le contraire.
Mais la trahison est la même.
Inutile de ruminer! Je me lance vivement au milieu des rochers. Et me
voici une nouvelle fois au cœur des pierres, tâtant de la semelle
chaque roche, chaque bloc, chaque caillou, prêt à rebondir si le
parpaing pivote brutalement, s’enfonce dans un trou ou bascule. Rien de
plus délicat que de descendre un pierrier à flanc: on doit se
concentrer sur le moindre pas. Surtout quand on est seul dans l’ombre
des parois, silhouette vulnérable, invisible au milieu des rochers,
mécanique perdue dans un océan minéral. Seule, ma polaire vert pomme
met de la couleur dans cet univers grisâtre. Seuls, les éclats sonores
de mes bâtons dont les pointes d’acier griffent la pierre mettent un
semblant de vie dans les fondrières monstrueuses.
Chaos désert. Pas âme qui vive non plus dans le vallon. Le monde semble
s’être figé. Seule, ma montre témoigne du temps qui passe. Et la
lumière du ciel.
Je sors enfin de l’ombre et remonte maintenant en plein soleil le bon
sentier qui mène au col de la Sachette. A peine arrivé, je constate,
dépité, que pour gagner le pied du couloir repéré sur la carte, il me
faudra descendre bien plus bas que prévu dans le versant ouest encore
plongé dans une obscurité trouée par endroits de quelques pans de
clarté. Tas de rocaille, rochers branlants, pignons délabrés composent
une sorte de labyrinthe à étages qui me barre en effet le chemin.
Alors, comme convenu, je fais demi-tour et reviens au col pour attaquer
le versant est. Je reste quelques minutes sur le sentier qui descend
puis je le quitte pour traverser des éboulis et parvenir à l’aplomb de
la selle que j‘ai repérée tout à l‘heure. Aucune sente, aucun cairn.
Vagues traces d’animaux. Le versant est redressé mais le terrain plus
stable que je ne le pensais. A cause de la terre humide sans doute et
de quelques coussins de pelouse qui persistent à vivre dans ce torrent
de cailloux. Je finis par atteindre le morceau de ciel bleu encastré
dans les rochers. A mes pieds, un couloir presque vertical. Je n’ai pas
d’autre choix que de gravir l’arête sur ma droite. Un moignon rocheux
me toise en grimaçant. Il masque à coup sûr une brèche. Je m’avance
jusqu’au pied de la bosselure. Un petit pas d’escalade me permet de
gagner une entaille. J’avais deviné juste: le rocher, planté sur le fil
de l’arête, domine un à-pic. Par miracle, une vire à chamois offre un
passage, précaire et exposé certes, mais salutaire. Reste désormais le
ressaut sommital: cent mètres de caillasse cernés par le vide. Cette
fois, me voici à grimper arc-bouté sur le sol, m’agrippant à une
nervure rocheuse tout en calant au mieux mes pieds dans l’éboulis qui,
à chaque fois, cède sous mon poids. Petite pause, je reprends mon
souffle, lève la tête et repars. Hargneux, je défie la pente et
bientôt, je pose le pied sur l’antécime. Je braque aussitôt mes yeux
sur l’arête aérienne menant au point culminant, redoutant encore un
caprice du relief. Il n’en est rien. Elle s’ouvre comme un bras dans le
ciel bleu et, un instant plus tard, je me redresse enfin sur le sommet,
traversé par une onde de bonheurr. Je sors aussitôt le compact de ma
poche pour capter l’image de la cime sauvage. Point de vue
spectaculaire sur le Dôme de la Sache au nord et les Rochers Rouges au
sud. Je poursuis l’arête jusqu’à son extrémité, perchoir vertigineux
au-dessus d’un univers de chandelles et de pitons. Au-delà, le col de
la Sache au pied des glaciers. Je respire la Vanoise à pleins poumons,
cherchant à surprendre les parfums lointains des alpages et des
torrents dans les odeurs acides de la terre et de la roche apportées
par la brise d’automne. Grande plénitude.
Retour au sommet du ressaut, le passage délicat de cette ascension.
Tâcher de retrouver le cheminement de la montée. Prendre son temps.
Rester souple et léger. Ne pas déranger les cailloux. Car la meute
rassemblée sur la pente n’attend que cela pour se précipiter dans le
couloir et m’entraîner avec elle. Ne pas décrocher la moindre pierre
qui, à coup sûr, se mettra à sauter, prise d’une folie suicidaire, sur
l’éboulis puis claquera comme un coup de fusil contre la falaise avant
de filer en bonds hystériques sur les gazons ras jusqu’au sentier qui
court, beaucoup plus bas, dans les vallonnements herbeux.
14 heures. J’aperçois un petit groupe de randonneurs qui remontent le
vallon de la Sache, penchés sur le sentier. Ils viennent du refuge de
la Martin et se dirigent vers le col de la Sachette pour rejoindre le
refuge du Mont Pourri. Ils me saluent et poursuivent leur chemin.
Instant paisible. Mes sens sollicités par les méandres d’un ruisseau
aux couleurs délavées, la beauté farouche des hauts sommets, la courbe
dorée des pâturages abandonnés. Mes sens et les murmures de l’âme.
- Il va falloir te remettre en route et ne pas louper le sentier qui
doit te faire contourner toute la montagne pour regagner le lac de
Tignes.
Rappel à l’ordre. Harmonie brisée. J’aimerais tant pouvoir un jour
m’allonger dans l’alpage au retour d’une ascension et savourer, à n’en
plus finir, mon bonheur.
- Sans doute, mais tu as voulu éviter le retour par le pierrier de ce
matin et tu ne sais pas ce qui t’attend plus bas. Alors, debout!
J’ai sorti et ressorti ma carte en lambeaux, rassemblant à chaque fois
les deux morceaux et m’efforçant de faire coïncider au mieux les
courbes de niveau et le tracé des sentiers à l’endroit de l’ancienne
pliure. Au chalet de la Sache-d’en-Haut, j’ai pris la piste sur la
droite et je me suis retourné pour prendre un dernier cliché de « mon
sommet ». Je murmure: « Rocher de la Sache ». Désormais, il porte un
nom. Alors, je me suis glissé dans l’ombre d’un vaste escarpement et il
a disparu.
J’ai dépassé une dernière falaise et le soleil est revenu d’un seul
coup, violent, presque brûlant, illuminant les remontées mécaniques:
télécabines, télésièges et téléskis. Il m’a fallu alors redoubler
d’attention pour ne pas perdre la bonne piste, d’autant plus que je
devais me rendre à l’évidence: j’avais sous-estimé les distances et la
longueur du retour et mal jaugé les remontées. Mon genou est devenu
soudain récalcitrant. Je serre les dents. Au même moment, j’aperçois au
loin le lac qui brille sous le glacier de la Grande Motte.
- Courage, mon pote!
Bientôt, les immeubles de la cité sortent de terre, reliés aux quatre
coins de la montagne par des faisceaux de câbles tendus en plein ciel.
Je remonte la rue déserte pour récupérer ma voiture. Il fait bon. Dans
deux jours, il fera froid, tout sera gris. Et le jour suivant, la cité
sera blanche. L’hiver est en marche.
Le soleil est maintenant pâle sur la Dent d’Arcluse. J’ai fini par
atteindre le col du Frêne. Traversée des Bauges, comme au retour d’une
expédition.
A peine rentré, je sors la carte mémoire de mon compact et fais défiler
les photos. Le voici: le Rocher de la Sache dresse sa muraille
au-dessus des alpages lumineux. Instant merveilleux que j’installe
cérémonieusement sur mon fond d’écran. Et dans un coin douillet de ma
mémoire.
Un peu plus tard, je range mon sac comme un chasseur sa gibecière. Me
voici en paix. Pour un moment.
Alain Lutz
Photos
de la sortie
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