PRINTEMPS SUR LES REMPARTS





L’année dernière, au cours d’une promenade hivernale à la Pointe de la Rochette, nous avions poursuivi le sentier qui mène au col de l’Aulp en gravissant au passage ce qu’un panneau nomme « Rocher du Roux Panorama ». Ce « panorama » est en réalité l’antécime du Rocher du Roux proprement dit qui se dresse au nord, dans l’axe de la crête. Pointement modeste certes mais qui n‘a cessé depuis d’exciter ma curiosité: ses rochers sommitaux auxquels on accéde par une pente escarpée à moitié cachée par de hauts pins lui donnent en effet un air sauvage. En outre, du haut des falaises, le point de vue sur la Tournette doit être splendide. Sans compter qu’il n’y a certainement pas de sentier et qu’il faudra flairer les bons passages pour déjouer les pièges du relief. Tout cela justifie bien une visite. Mieux: la traversée du petit massif pour rejoindre le col de l’Aulp s’impose. Il faudra simplement se méfier d’une barre rocheuse en versant nord qui fend, d’après la carte, la pente abrupte dans le sens de la descente. Il conviendra d’en contourner la base en tâchant de bien la repérer dans l’univers végétal qui emprisonne la montagne. Aujourd’hui, conditions idéales. Grand beau temps. Terrain sec, malgré quelques ornières encore boueuses là où la neige est restée longtemps tassée dans l’ombre des bois. La sève circule dans les arbres mais les feuillages, trépignant d’impatience, ne masquent pas encore les obstacles. Me voici de retour au Panorama coté 1500m. Je descends alors rapidement une sente que j’abandonne bientôt pour attaquer la pente d’en face menant au Rocher du Roux. Aussitôt, je suis surpris par le fouillis des lieux. La nature en vrac: les ramures basses des conifères me barrent le passage, je repousse les branches coriaces, fines et souples des aulnes qui me giflent. Des pierres moussues roulent sous mes pieds. J’avance en soufflant, agrippé par les ronces. Je m’insinue entre deux rochers et devine bientôt, à travers les branches bourgeonnantes, le calcaire dénudé du sommet. Je me redresse pour considérer la crête que je viens de grimper. Je contemple alors, heureux comme un gosse, le vaste panorama qui s’ouvre sur le col de la Forclaz que j’ai laissé derrière moi et s’étend plus loin des Bauges à la chaîne de Belledonne. Je souris toujours de ce penchant àRocher du Roux m’enthousiasmer. Comme si j’avais gravi une cime prestigieuse! Seul sur mon perchoir, je dois sans doute cultiver, plus ou moins consciemment, un romantisme à la Rousseau, ajoutant toutefois à la sensibilité exacerbée des « Rêveries du promeneur solitaire» la hargne du chasseur de cimes. Toujours émerveillé, jamais repu. J’ai l’impression en cet instant de me tenir sur la tour d’angle d’une forteresse boisée. Sur ma droite, je domine le lac d’Annecy. Sur ma gauche, la crête se poursuit, face à la Tournette. Je crois d’ailleurs apercevoir un peu plus loin une terrasse au moins aussi haute et dégagée que celle sur laquelle je me tiens. Pareil à un garde sur son chemin de ronde, j’entreprends de la rejoindre. Mais le rempart que constitue la crête n’est que ruines. Je descends alors dans un trou glacé, puis me hisse sur un muret herbeux. Je me glisse encore entre deux rayons de lumière, surmontant des troncs d’arbres couchés, puis replongeant dans une fondrière tapissée de neige dure. Je progresse comme un guerrier dans la mêlée, repoussant des branches squelettiques, en brisant d’autres, enjambant des corps pourris et calcinés, balayant d’un geste les coups d’épée des tiges nouvelles. J’atteins enfin la terrasse et son banc de calcaire tourné vers le fauteuil de la Tournette: c’est la seconde tour d’angle de la forteresse. Vue sublime! Mais alors que je croyais être parvenu à l’extrémité de la crête, celle-ci fait un coude à 45° sur ma gauche. En même temps, je distingue, derrière l’enchevêtrement des ramures, un nouveau rocher dénudé, plus haut peut-être que les deux sommités que je viens de gravir: sans doute, le point culminant du Rocher du Roux, coté 1561mètres. J’hésite, rebuté par le relief disloqué. Ce serait pourtant dommage de renoncer en étant aussi près du but. Je m’engage donc, décidé à faire ensuite demi-tour plutôt que de continuer dans ce labyrinthe épouvantable. Je m’enfonce aussitôt dans un lapiaz, contourne un pont de neige, mêle ma trace à celle des bêtes. Un passage plus facile me redonne confiance. Enfin, j’atteins le rocher, le soleil et le ciel. Sous mes pieds, le grand vide: cette fois, je suis au bout de la crête et sur la troisième pierre d’angle de l‘édifice. En face de moi, au loin, le col de l’Aulp. Je devine sur ma gauche le versant boisé qui me permettrait de l‘atteindre. Mais comment me repérer dans ce gouffre végétal? Comment franchir au bon moment la barre rocheuse pour atteindre les alpages sans me laisser entraîner plus bas dans la pente! Sans compter qu’on aurait déjà du mal à me retrouver là où je suis en ce moment s‘il m‘arrivait quelque chose! Mon envie d’en découdre avec la nature sauvage, déjà émoussée, capitule. Jouant la prudence, je reviens sur mes pas: j‘ai fait l‘essentiel. Soudain, une trace venue de je ne sais où, file vers le versant auquel je viens de renoncer. Les yeux écarquillés et le cœur battant, je la suis aussitôt. Me voici relancé dans l’aventure. La sente m’amène à la quatrième tour d’angle (c‘était logique), dernier pointement à l’est de la forteresse, qui offre une superbe perspective sur le lac et, au loin, sur la baie d’Annecy. La trace plonge maintenant par paliers, entre quelques plaques de neige, dans la raide pente boisée. Ici, pas de trous, pas de ronces, pas de fourrés. Le sol est comme nettoyé. Le sous-bois est clair. Sur ma droite, je découvre la fameuse barre rocheuse qui entaille le versant depuis le sommet. On dirait une bête monstrueuse qui rampe à mes côtés et dont seule, la carapace dépasse du sol. Je désescalade un escarpement: la trace a disparu! Je scrute le rideau d’arbres pour apercevoir un bout d’alpage et pouvoir ainsi m’orienter vers la sortie. Rien. Coup d’œil sur mon altimètre. Je ne devrais pas en être loin pourtant! Tout à coup, un carré de pelouse alpine entre les frondaisons. J’exulte. Je grimpe sur le dos de la barre. Elle n’en finit pas de descendre dans la forêt. Inutile d’insister: je dois trouver un passage par là. Peut-être ici? Impossible.Et là? J’avance un pied. Non. Je dois remonter. J‘avise alors une minuscule vire menant à une fissure rocheuse. Le pas est exposé mais par bonheur un tronc d’arbre a poussé contre le rocher tandis qu’un autre, arraché à la falaise, s’est coincé dans cette fourche naturelle pour former les deux bras d’une croix et constituer ainsi une sorte de main courante. Je m’appuie délicatement dessus en me frottant au rocher et aux branches et je franchis la fissure. Encore une enjambée et me voici sur le sol tapissé d’aiguilles, délivré. Je me retourne: sur un des blocs que je viens de quitter, un nom et une croix, peinte celle-là, témoignent sans doute d’un accident qui a eu lieu à cet endroit. Sur la gauche, deux cordes pendent sur un pan de falaise dévoré par les futaies. Et soudain, je sors sous le grand ciel bleu. Le soleil se brise en mille éclats sur un bosquet. Je dévale l’alpage vers le sentier balisé puis m’assieds un instant face à la Tournette. Un couple de jeunes gens arrive bientôt et s’installe un peu plus haut, vers les arbres. Je les entends babiller. Minute sereine. Je finis par me lever pour rejoindre le col de la Forclaz, passant cette fois au pied du Rocher du Roux dont les parois brillent dans la lumière de midi. Au-dessus de l’auberge, maintenant, l’envol des parapentes. La brise les emporte loin au-dessus des forêts, des rochers, des ronces et des puits creusés dans l‘ombre. Leurs couleurs butinent l’azur et font, sans le savoir, des clins d’œil aux combattants échevelés que j’ai laissés là-haut, dressés immobiles sur les murailles de calcaire. .


Alain Lutz





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