LE COWBOY DE
L'ALBANAIS
Loin, très loin de Rumilly, les alpages du Mollard, et déjà la brise du
soir traverse la prairie, mêlant à l’acidité des hautes herbes un
parfum de gentiane. Le sentier côtoie les ruines anciennes, nous
déambulons entre des pans de murs écroulés, des gouffres d’ombre, des
poutres arrachées. Lichens, orties et silence. La source tarie. Toute
vie épuisée. Les rires anciens, la sueur asséchée, les cris. Nous
passons discrètement, étrangers à cette mémoire qui n’en finit pas de
mourir. Soudain, un replat et le charivari des clarines: la chapelle
St-Antoine et son chapeau posé sur la butte. A ses côtés, une lourde
croix en boix plantée en face des glaciers de la Pointe de Ronce, sur
l’autre versant de la vallée. Sur notre droite, les chalets de la Fesse
cernés par un troupeau de vaches. A gauche, en contrebas, une grue,
puis une autre: deux chalets en voie de restauration. La piste descend:
nous apercevons aussitôt le refuge du Vallonbrun.
Isabelle, la
gardienne du refuge, est Jurassienne. Comme le gardien, son ami, qui
pour l’heure fait la sieste. Dans sa région, elle est surveillante
d’internat. Ce qui lui laisse du temps pour finir de construire sa
maison. Elle roule sa clope tout en racontant les petites histoires du
boulot, un coup de salive sur le bout de papier, une étincelle puis
l’extrémité de la clope s’enflamme, le tabac grésille. Alors, elle
aspire un bon coup et un petit panache de fumée monte d’un seul coup
au-dessus de la grande table en bois. Je le suis des yeux. Au même
instant, mon regard bute sur le pierrier que je dois gravir demain
matin. Sa base est cachée par le haut vallonnement des alpages, tandis
que sa partie supérieure se dresse avec fougue vers le col du
Vallonbrun parcouru par les brumes du soir, mille mètres au-dessus de
nous. Sur la droite, je devine la longue arête sommitale dont
l’extrémité est masquée par un lourd cumulus.
Tout à coup, un pick-up, chargé de bidons de lait, s’arrête à hauteur
du chalet. Un couple en sort accompagné d’un garçon: ce sont les
alpagistes d’à-côté. Ils font leur livraison. Isabelle sort bientôt un
plateau, selon un rite bien rôdé: bière, sirop, thé. Chacun s’installe.
Aujourd’hui, pour le couple, c’était le jour des courses à St-Jean de
Maurienne. Objectif: la rentrée des classes, orchestrée par la liste
des fournitures scolaires. Une sacrée galère, mais c’est fait. Le
gamin, point de mire de la conversation, s’agite sur son banc. Sa mère,
une jolie femme, sourit. Le père, trapu et rougeaud, plaisante. Tous
deux sont de la vallée. Ils se sont rencontrés sur les remontées
mécaniques. Voilà un argument peu banal en faveur des équipements
touristiques d’hiver! Non seulement, ils donnent du travail aux
habitants de la vallée, mais en plus, ils favorisent les unions. Pour
le coup, je ravale ma rancœur à l‘encontre de ces maudites structures
de ferraille. Tout en sirotant sa bière, l’homme précise qu’ils ont
fini par laisser tomber leur boulot de saisonnier: les mentalités ont
changé, les touristes sont devenus insupportables, tout leur est dû,
ils vous font de ces réflexions! Ca vous tracasse toute la journée, et
puis ça recommence le jour suivant. A la longue, on se lasse. Et on
préfère laisser tomber. Sa femme acquiesce. D’autant plus que son rêve
à elle, c’était de vivre dans l’alpage. Alors, ils s’y sont mis à deux.
Et ça tourne. Au point qu’elle a du mal à regagner la vallée quand
l’automne approche. Son mari jette un coup d’œil vers leur chalet un
peu plus haut. C’est l’heure de la traite: les bêtes sont rentrées de
leur longue promenade dans les alpages et attendent. Ils doivent y
aller avant qu’elles ne repartent. Nous ne serons pas les seuls
occupants du refuge pour cette nuit. les trois Anglais qui n’avaient
pas confirmé leur réservation finissent par débarquer. Ils se sont
installés rapidement dans le dortoir puis se sont lancés dans un
redoutable exercice: l’écriture des cartes postales. Réunis autour de
la table en pierre qui trône devant le refuge, le couple et sans doute
leur fille, appliqués, se penchent sur la tâche. Dans un silence
presque religieux. Au-dessus de leurs têtes, la chapelle semble
s’évanouir dans le poudroiement rosâtre du soir.
Au menu: soupe de pois cassé avec poitrine fumée, crozets gratinés,
salade et tarte aux myrtilles. Si Djeam parle couramment l’anglais avec
un accent à faire pâlir un lord, je continue, quand l’occasion se
présente, de bredouiller mon « brocken english », ce qui force
rapidement la compassion de nos compagnons de table qui décident, d’un
commun accord et avec un tact admirable, de parler français. Sauvé! Je
peux alors savourer ma soupe tout en participant à la conversation. A
vingt-cinq ans, Emilie vit de la musique. Elle joue du piano dans
un orchestre symphonique tout en donnant des cours dans une école et
des leçons pour des particuliers. Ses parents l’écoutent non sans
fierté. En outre, son français est parfait même si elle s’en défend.
Son père, quant à lui, était paysagiste et sa mère pédiatre. Tous deux
sont en retraite aujourd’hui. C’est d’ailleurs pourquoi ils consacrent
depuis quelques années une quinzaine de jours à randonner en Vanoise,
s’arrêtant dans les refuges, les gîtes ou encore les hôtels. Demain,
ils seront à Bonneval.
Malgré le silence du dortoir, nouvelle nuit sans sommeil. Ou presque.
Pourvu que mon dos ne me lâche pas. Ou mon genou. Au milieu du
pierrier. Trop forcé la semaine dernière. Et si je reste coincé? J’ai
mon portable et le numéro du refuge. Pas de problème. Endors-toi. Tu
parles! La nuit dramatise tout! A cause de l’attente et de l‘obscurité.
A cause de l’inaction. Quand nos muscles ne sont pas sollicités, notre
cerveau s’en donne à cœur joie et broie du noir avec une perversité
diabolique. Puis le carreau ouvert sur le ciel étoilé devient pâle, des
pas résonnent sur le plancher au-dessus de nos têtes. Fred prépare le
petit déjeuner.
Je mange deux bonnes tartines beurrées avec de la confiture, j’avale un
grand bol de café. Fred s’active dans la cuisine, me demande si tout va
bien, puis me souhaite bon courage. Il est 7 heures.
Et me voilà sortant de l’ombre, au pied du vaste pierrier. Je m’agrippe
à la pente sévère, mes chaussures mordent l’éboulis. Mon pied
s’enfonce, dérape, se recale. Anticiper le terrain fuyant, inégal,
traître. Se fixer des objectifs: atteindre ce rocher là-haut pour
souffler une seconde, boire une gorgée, et maintenant ce bloc accroché
à la pierraille. Puis vient ce sillon noir sous l’escarpement sinistre.
Encore du schiste mouillé contre le ciel bleu. Nouvel éclat de lumière
sur une dalle perdue au milieu de la poussière, nouveau coup de rein.
Un sursaut d’énergie, une lueur d’espoir. Enfin le col. Il est 9H20.
L’arête se redresse, fait le dos rond. Dans les zones d’ombre, les
feuillets de schiste sont verglassés. Je redouble d’attention. La voici
maintenant qui s’étire, comme une anguille. Un premier cairn: j’atteins
l’antécime. Le sommet est là, en face de moi. Une petite vire pour
gagner la brèche et je pose bientôt le pied sur le point culminant de
la montagne, propulsé dans un monde féerique: les arêtes surgisssent du
vide et se précipitent vers moi, tendant une toile en plein ciel.
D‘immenses nuages masquent la vallée, ils remontent les escarpements du
versant: l’un deux, puissant et rond comme un ballon, gonfle
démesurément tout contre mon visage. Il occupe maintenant tout
l’espace. On dirait qu’il veut m’avaler. De l’autre côté, un désert
lumineux: vaste plaine sans brume, des ruisseaux se tordent entre des
bancs de sable, des éboulis dorés grimpent vers des crêtes brûlantes.
Sous mes pieds, le glacier du Vallonbrun. A l’ouest, le Grand Roc Noir.
Il est 10 heures. Solitude immense. Et la conscience de n’être rien.
Une paix profonde m’envahit.
Je dévale la crête, retrouve le col, glisse dans les éboulis, traverse
les nuages amassés sur le flanc de la montagne. De nouveau le soleil et
bien plus bas encore, les alpages verdoyants. Enfin, le refuge où Djeam
m’attend. Elle m’a vu, s’est levée et s’avance en souriant. Il est
12heures 15.
Après une bonne bière et une crêpe portefeuille fourrée au Beaufort, on
s’est allongés dans les transats. Quelques vététistes se sont arrêtés
et cassent la croûte devant le refuge. Je ferme les yeux, le corps
apaisé même si, comme l’eau brûlante qu’on retire de la plaque de
cuisson, l’énergie continue de bouillonner dans mes muscles. Un jeune
couple avec deux petits garçons s’installe à une table et commande à
déjeuner. Il est 14 heures. J’ouvre un œil: les nuages stagnent sur les
crêtes. Les vélos ont disparu. Un randonneur arrive tranquillement, il
reste un long moment à considérer la montagne en face du refuge, appuyé
sur ses bâtons. Coiffé d’un chapeau de cow-boy, il donne aux alpages un
air de prairie californienne. Les Montagnes Rocheuses envahissent
l’horizon.
Vers les chalets de la Fesse
résonnent les clarines.
Il fait rudement bon. Djeam profite encore un moment du soleil. Puis
nous nous extrayons de nos transats, prenons congé des gardiens et
entamons la descente, le corps vaguement engourdi. Petite pause dans
les alpages. Notre Texan solitaire nous rejoint: lui aussi fait le tour
de la Vanoise. Du moins, une partie. Petit échange cordial et le voici
reparti. Quand nous arrivons au hameau du Collet où nous avons garé
notre voiture, nous le retrouvons assis sur un banc face à la chapelle
de la Madeleine en train de manger avec entrain quelques victuailles
sorties de son sac. Ce matin, il était au refuge du Plan du Lac, puis
le GR l’a amené au Cuchet avant qu’on ne le rencontre à Vallonbrun. Ce
soir, il restera à Bessans. Et il nous montre le sentier qui file
derrière la chapelle. Un sursis avant de retrouver l‘animation de la
vallée. Sans doute demain rentrera-t-il chez lui. Il verra. Le chapeau
ajusté sur le crâne, il jette un coup d’œil tranquille sur les alpages.
Nous lui souhaitons une bonne fin de balade. Je ne peux m’empêcher de
lui demander:
- Vous êtes d’où?
- De Rumilly.
Evidemment, la coïncidence ne manque pas de nous surprendre. Nous rions
de notre surprise. En même temps, je me sens brutalement ramené à la
réalité. Car ce chapeau à la John Wayne m’avait insidieusement emporté
vers les rives de mon enfance et même s’il n’avait ni cheval, ni lasso,
le randonneur solitaire avait un instant imposé dans le paysage de la
Haute Maurienne la silhouette de mes lointains héros. C’est un cowboy
de l’Albanais! Simplement. Qui habite près de chez moi. Un salut de
sympathie et nous partons.
Sur le bitume, la chaleur étouffante de la vallée a fini le travail,
dissipant dans ce coin de ma mémoire, l’ultime nuage de poussière
soulevé par le galop des troupeaux.
Alain Lutz
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