GRANDE LESSIVE SOUS UN COIN DE CIEL BLEU





Sommet du Borgne
Je rentre de Bretagne. 900 kilomètres dans les jambes arquées sous le volant. Le temps de faire une lessive et me voici sur piste caillouteuse, au-dessus de Méribel. Après deux heures de marche soutenue dans une chaleur devenue cuisante, quittant toute trace de civilisation, j’atteins le lac du Borgne, paisible retraite au cœur d’un vallon gazonné. Une douleur lombaire, soumise à l’épreuve du dernier voyage, s’est rapidement réveillée: elle ne me quittera plus.

Encore quelques lacets d’un sentier bien tracé et les alpages disparaissent derrière la longue moraine que je gravis avec le même rythme. Ca et là, quelques cairns puis plus rien. Je pénètre alors dans le cirque glaciaire du Borgne, sorte de sanctuaire fermé de tous côtés par des murailles flanquées de puissantes colonnes.

Nouvelle gorgée d’eau. Je considère, au-delà du replat, les pentes redressées menant au col. Eboulis plantés de roches branlantes, dalles en dévers ruisselantes de glace fondue. Sur la rive droite du glacier, je parcours des yeux une lèvre de neige dure glissant vers les parois plongées dans l’ombre. Plus haut encore, une ligne de rochers délabrés soutiennent la crête sommitale de l’amphithéâtre. Enfin, contre le ciel, le col, déjà menacé par la horde hésitante des nuages.

Mon pas est devenu soudain plus lourd. Du moins, j’en prends seulement conscience. Le spectacle de ce monde en ruines m’accable depuis un moment déjà. Sournoisement. Le glacier s’est retiré, découvrant des dalles parfaitement lisses jonchées de débris. Je tâche de marcher comme une mécanique bien réglée, m’efforçant d’oublier ce qu’il me reste à grimper. Un pas, puis un autre. Une pierre bascule. Je lance mon pied pour atteindre un bloc plus stable. Retrouver mon équilibre me demande un sérieux effort. J’ai le souffle court. Je m’arrête, je reprends ma respiration. Je ne veux plus regarder la pente: seulement la pierre devant moi: grise, blanche ou brune, puis la suivante, ronde ou écaillée. L’eau glousse sous les cailloux, ma semelle se pose sur un pan de glace burinée puis, un peu plus loin, agrippe la roche.

Bientôt je parviens au champ de neige que j’avais aperçu, semé de parpaings décrochés de la paroi. Je ne pense plus au danger. Cela me demanderait trop d’énergie. Et j’ai besoin de toutes mes forces pour lutter contre l’épuisement qui me harcèle. Je m’appuie lourdement sur mes bâtons. Parfois, j’en pique les pointes acérées sur un pavé pour tromper ma lassitude.

Le col n’est plus loin. Au-delà, sur la gauche, la crête sommitale semble facile. Insensiblement, je reprends confiance, gravissant le couloir de pierraille avec hargne. Me voici enfin sur le bout d’arête tant convoité, le visage fouetté par la lumière. Sur l’autre versant, le vaste pierrier menant au glacier de Gébroulaz et le massif de Péclet.

Je reste un instant déconcerté par le coup de fatigue qui m‘a assailli. Presque de la détresse. Une gorgée d’eau et je repars, déterminé à en finir avec ce calvaire. Qui n’en est plus un tout à coup. Car, dépassant quelques rochers faciles qui devaient, de toute évidence, me mener au sommet, je me trouve nez-à-nez avec une dalle d’une vingtaine de mètres que surplombe une cassure rocheuse. Au-dessus, à n’en pas douter, le sommet. De chaque côté de la dalle, le vide. Je peste: tout ce calvaire pour échouer à quelques mètres du bonheur? Tant il est vrai qu’une ascension exige pour la plupart d’entre nous de poser le pied sur le point culminant d’une montagne. L’aventure trouve son accomplissement dans le regard émerveillé qu’on pose sur le monde, perché sur la cime désirée. Dominateurs. Instant fragile où notre vie, tenant à un fil, semble si miraculeuse qu’on se sent comblé par une grâce indicible. La grâce d’exister.

A la rage de devoir renoncer au sommet succède une lueur d’espoir. Je devine une vire qui traverse de gauche à droite la dalle en son milieu. A l’extrémité de la vire, un court escarpement permet peut-être de gagner ce qui me semble être une seconde vire, parallèle à la première et revenant à gauche sous la cassure sommitale. L’excitation me fait oublier instantanément toute fatigue. Je me lance sur la dalle pentue et sans prise. Mes semelles adhèrent à la croûte râpeuse. Arrivé à la vire, plus large qu’il n’y paraissait, je me retourne pour me familiariser avec la vue de la dalle plongeant sous mes pieds. Puis je longe la vire et débouche rapidement dans le flanc est de la montagne, happé brusquement par le souffle mauvais du vide. Je souris: un petit pas d’escalade et j’atteins la deuxième vire sous la cassure. Le passage est exposé mais aisé. A l’autre bout, le vide. Pas tout à fait. Un petit couloir de roches faciles monte vers le sommet. Cette fois, c’est gagné. Je me redresse sur l’arête sommitale, fier, heureux. Je savoure cette victoire sur moi-même, la seule qui compte. Réconcilié avec la nature sauvage et ses humeurs. Je parcours le fil de l’arête. A l’extrémité, l’abîme vertigineux et, comme surgies de terre, les aiguilles du Borgne, flottant presque dans le ciel. Toutes proches, extraordinairement vivantes. Je sens grandir en moi une profonde solitude. Pas celle du manque ou de l’absence. Tout le contraire. Je respire l’air à pleins poumons. Ragaillardi.

Au début de ma descente, la roche est devenue presque câline. La fameuse dalle, sous l’arête, a fait le dos rond. Puis la neige s’est assouplie sous mes talons. Au-dessus de ma tête, les pierres sont restées immobiles.

En même temps, on dirait que le cirque est devenu le théâtre d’une épopée sinistre qui s’ouvre sous les sombres tentures du ciel. Une épopée sans moi.

Les cailloux que je remue dans la pente brutale résonnent contre les murailles. Je ne suis rien d’autre qu’un morceau de roche qui descend lentement sur le sol chaotique.

Puis la montagne s’est métamorphosée et le ciel a fait sa lessive: tandis que des draps noirs de suie attendent, roulés sur les crêtes, remués par un vent invisible, plus bas, vers la vallée, d’autres, bien blancs, sèchent déjà, tendus en plein soleil. D’autres encore, posés à la sauvette, patientent sur un coin de pelouse verte. Parfois, des rouleaux se déchirent. Une anfractuosité bleue se dessine. Je souris à la vie.


Alain Lutz





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