SENSATION
Je m’étais dit: « Aujourd’hui, balade tranquille. » Une fois de plus.
La neige avait pris l’ascenseur et s’était arrêtée vers 2500 mètres
dans les versants nord. J’avais envie de pelouse verte pour me reposer
des pierriers. Envie d’un bain de soleil, allongé sur un sommet bien
rond. Envie de lézarder. En même temps, il me fallait, comme
d’habitude, quelque chose de nouveau. L’idée m’est alors venue du Roc
Merlet, à condition d’éviter le bagne de Courchevel. Du coup, j’ai
remonté toute la vallée des Avals noyée dans l’ombre fraîche de l’aube.
Rapidement, j’avais senti que la longue piste carrossable qui m’avait
rebuté à la lecture de la carte me faisait au contraire pénétrer dans
un univers envoûtant: bucolique et sauvage. De grands espaces
s’ouvraient devant moi. Sur ma gauche, des tours rocheuses se
dressaient sur les crêtes. Sur ma droite, d’immenses pierriers
surgissaient d’un seul coup de la forêt, tirant des langues
monstrueuses. Partout, des rochers blanchâtres, sentinelles immobiles,
plantés au milieu de la pelouse. J’étais dans les prairies de l’Ouest.
Il ne manquait plus, pour créer l’illusion, que quelques chevaux et
quelques têtes de bétail. Et, pourquoi pas, quelques Indiens, campés
sur les escarpements du défilé. Ici, une grande croix en bois
solitaire, scellée sur une terrasse en pierre, levait ses bras vers le
ciel. Au loin, vers la sortie, les lacets du chemin grimpaient vers les
alpages illuminés par les premiers feux du soleil.
Petite pause au refuge désert des Lacs Merlet perché sur un
vallonnement herbeux au cœur d’aiguilles blanchies par les premières
neiges, toutes à plus de 3000 mètres. Tandis que je flâne un instant
sur la terrasse en bois, un renard vient tranquillement flairer le sac
que j’ai laissé sur la pelouse. Puis s’en va sans se presser,
indifférent à ma soudaine curiosité. Il disparaît. Me voici de nouveau
seul.
Après une rude grimpette dans une pente redressée tout contre
l‘escarpement rocheux sommital, j’atteins le Pas du Roc Merlet puis la
cime elle-même. Au nord, je découvre, contrarié, Courchevel, ses pistes
et ses remontées mécaniques. Mais il suffit que je me tourne un peu et
me voici, levant la tête, debout au pied d’une cathédrale de pierre
avec son tympan, sa nef, ses arcs-boutants, ses flèches et ses
gargouilles. Je considère longuement les couloirs d’éboulis, les
rochers ensoleillés, les gradins austères et les statues de granit qui
composent l’architecture titanesque de l’Aiguille du Fruit. Sur
l’horizon qui m’entoure défilent les glaciers étincelants de la
Vanoise. J’aurais pu rester là à profiter du paysage sublime de la
montagne quand elle tente de retenir la neige d’automne et redescendre
ensuite dans la douceur de midi. Mais il y a cette crête en face de
moi, tendue entre une combe nord obscure et un versant sud plein de
soleil: elle forme comme une arche dont l’extrémité vient buter sur la
muraille de la cathédrale.
Alors, je m’avance sur le fil des pointements mi-rocheux, mi-herbeux,
décidé à trouver, parvenu à proximité de la muraille, un passage dans
la pente qui plonge sur ma gauche au-dessus du Lac Merlet.
Plus je progresse, plus je constate que le versant herbeux que je
domine est non seulement abrupt mais traversé de ressauts mauvais. J’ai
abandonné le fil de l’arête et j’entame une traversée à flanc en
tentant de voir la pente dans son intégralité. Je suis maintenant tout
proche de la muraille mais l’herbe est devenue haute et glissante. Et
je doute de trouver un passage par là. Autant descendre tout de suite
en espérant ne pas me faire piéger.
Ou faire demi-tour.
Je descends.
Une vingtaine de mètres plus pas, ça y est. Je vois : la pente abrupte
et, au pied, le lac qui scintille. A gauche, quelques petites barres
masquent en partie des couloirs de pelouse rase. Sous mes pieds, un
terrain désagrégé, constitué de rampes herbeuses fuyantes. Seules, de
minuscules cuvettes terreuses semblent autoriser la descente. Je
m’engage, parfois à flanc, parfois en désescalade. Le passage n’est pas
long: cinquante mètres de dénivelée tout au plus. Mais je dois éviter
tout faux pas. Car le terrain n’offre aucune prise. Au plus, quelques
aspérités. Seuls comptent les appuis. Chaque cuvette de terre friable
possède sa touffe végétale qui la maintient accrochée à la pente par
ses racines. A chaque enjambée, mon pied tâte la cuvette, s’enfonce
légèrement et se cale tandis que ma main, à hauteur du visage, agrippe
délicatement le bouquet d’herbe. J’avance ainsi, le corps plaqué contre
l‘escarpement, rythmant ma respiration sur ce que perçoit mon regard ou
ce que touche ma main: pierre, motte de terre, racine.
Je commente machinalement chacun de mes gestes, m’appuyant sur mon
discours comme sur le rocher qui affleure. Soudain, je m’arrête: le pas
qui suit est trop délicat. Je reviens alors en arrière pour trouver un
autre passage. Nouveau réglage de toute la mécanique. Ne jamais céder
au découragement, encore moins à la tentation d’un acte téméraire dicté
par une sorte de résignation sournoise.
Puis il y a eu ces quelques pas, plus faciles ceux-là, les derniers. Et
la délivrance!
Le bleu du lac frémit, une truite éclabousse le ciel. Sur la rive d’en
face, un pêcheur solitaire. Sans doute m’a-t-il aperçu déambulant dans
le versant à la recherche d’un passage. Se demandant comme d’autres
avant lui: « Qu’est-ce qu’il fout là-dedans? » Il n’y a pas de réponse.
C’est comme se demander pourquoi on vit.
Et j’ai retrouvé la vallée des Avals, maintenant inondée de lumière.
Une randonneuse solitaire descend le chemin, perdue dans ses pensées.
Plus bas, les fantômes difformes du matin exhibent de grosses taches de
rouille sur leurs manteaux de calcaire. Dans la forêt au vert puissant
explosent les premières gerbes dorées de l’automne. Je me retourne: sur
les crêtes, les tours et les aiguilles irradiées de soleil célèbrent la
noble puissance des montagnes. La croix en bois chante dans le soir
tandis qu’au sud la piste poursuit inlassablement son chemin vers les
alpages.
Alain Lutz
Photos
de la sortie
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