L'HEURE DU REPAS
28 décembre. La neige se fait attendre. Après une timide escarmouche,
le mois dernier, en moyenne montagne, elle est remontée à 2000 mètres
dans les versants sud. Et Noël est passé en coup de vent, avec un air
de printemps.
J’atteins le col de l’Outheran, au-dessus du parking des Bruyères
auquel on accède en voiture par le village du Désert. Une neige déjà
dure persiste à cet endroit que la forêt masque presque entièrement.
Mais très rapidement, elle fait place à un gazon jauni et une terre
presque croustillante. Une minuscule sente contourne la falaise
sommitale en forme d’étrave par la droite et entame un parcours de
funambule sous les parois. Sous mes pieds, le vide. En Chartreuse, on
appelle cela un sangle. Le soleil fait la fête. Il illumine le calcaire
et les couloirs. Et le passage entre les parois austères devient tout à
coup accueillant. D’autant plus qu’une douceur estivale a succédé au
froid de l’aube qui a blanchi les plaines et formé des plaques de
verglas sur les routes.
Depuis un moment, j’entends des pas derrière moi. Les voici qui se
rapprochent tout en gardant une distance respectueuse. Je me retourne:
un homme d’allure sportive, aux cheveux bruns et courts, et équipé d’un
sac à dos volumineux esquisse un sourire. Je l’invite à passer devant
moi en m’écartant avec précaution. Il décline courtoisement. J’insiste
pourtant car je tiens là un premier plan pour un cliché saisissant sur
les à-pics qui nous cernent. Il refuse cette fois énergiquement. Il a
horreur de poser. En revanche, il me propose de me prendre moi, en
photo. Au même instant apparaît dans l’angle de la falaise un petit
homme un peu rond portant chapeau en toile, lunettes de soleil, sac à
dos et bâtons. Nous échangeons quelques politesses entrecoupées des
commentaires de circonstance sur cette matinée radieuse. Puis il passe
devant nous et entame l’escalade des gradins rocheux qui mènent au
plateau sommital tandis que je prends la pose au-dessus du vide. Mon
nouveau compagnon s‘applique. Je souris.
Soudain, à quelques mètres devant nous, au pied du couloir menant au
sommet, surgissent deux hommes. L’un manipule une échelle, l’autre suit
en traînant un sac encombré de matériel. En pleine falaise. Nous les
considérons un instant, vaguement ahuris.
- Vous sondez des gouffres dans les lapiaz?
- On a redonné un coup de
neuf à la croix, répliquent-ils.
Je fais une moue admirative. Ils
poursuivent la désescalade avec une décontraction stupéfiante.
L’homme
au chapeau a dû sortir de la faille. Quant à nous, nous prenons notre
temps.
Mon compagnon finit par me dire:
- Vous savez, je suis un peu
sauvage.
Ce qui ne l’empêche pas de me préciser, tout en grimpant,
qu’il habite à Saint-Laurent-du-Pont. Que ce matin, il a laissé sa
voiture à Saint-Pierre d’Entremont pour gagner à pied le col de
Cucheron avant d’entreprendre une longue traversée jusqu’au parking des
Bruyères. Dans son sac, un nécessaire de bivouac. Je suis tombé sur un
baroudeur.
Parfois, incapable de résister à la tentation, je trompe son
attention et le prends en photo. S’en rend-il compte? Lui-même a fini
par sortir son appareil, ajustant le paysage sur son écran: silhouette
massive du Granier, clairière blanchie au milieu de la forêt, lumière
éclatante du calcaire, et maintenant, nos silhouettes suspendues au
ciel bleu. Sélecteur, touches de mise au point, zoom, déclencheur, une
gourmandise effrenée s’est empareée de nous.
- Ne bougez pas.
Je le
cadre.
- Super!
J’ai apprivoisé l’homme sauvage.
Plus haut, nous
sortons de la faille et retrouvons notre compagnon au chapeau.
Ensemble, nous gagnons le sommet.
- Ca sent le Bondex, lâche le
baroudeur.
Lasure sur l’azur. La croix affiche sa peau neuve, toute
scintillante sur la coupole bleue du ciel. Au nord, le plateau se perd
dans la forêt. Au sud, une cassure immense projette le regard sur le
massif de la Chartreuse et la plaine des Deux Guiers. Instant de
contemplation. De silence. Seuls sur la vaste crête. Réunis tous trois
par le plus pur des hasards. Sans doute cette seconde lumineuse
ouvre-t-elle des brèches au fond de nous.
Le baroudeur nous montre au
loin une mer de nuages tassée au pied de la montagne. Il commente, un
brin narquois:
- Saint-Laurent-du-Pont. Ils ne verront pas le soleil
aujourd’hui. Dommage!
Nous compâtissons en lâchant quelques rires. D’un
accord tacite, nous tournons un moment autour de quelques épicéas pour
trouver un endroit abrité de la brise. Nous posons alors nos sacs et
sortons le casse-croûte. Alors nous passons aux présentations en nous
débarrassant, comme il se doit, du vouvoiement.
L’homme au chapeau
s’appelle Robert et le baroudeur, Stéphane. Trois solitaires et la même
passion de la montagne.
Et Robert d’annoncer en fouillant dans son sac:
- Eh bien, nous allons boire du champagne.
Il ajoute:
- Pour fêter Noël
et mon anniversaire.
Nous ne pouvons contenir notre enthousiasme.
Je
m’esclaffe:
- On peut dire que tu ne te laisses pas aller, Robert!
Stéphane lui demande:
- Ca te fait quel âge?
- Soixante-dix ans.
Nous
nous récrions:
- Eh bien, tu ne les fais pas. Félicitations!
En
souriant, il sort une petite bouteille. Comme je n’ai pas de verre, il
me tend le gobelet de son thermos. Nous en profitons pour trinquer
également aux circonstances de notre rencontre.
Si le temps pouvait
s’arrêter un instant! Que nous puissions saisir entre nos doigts la
texture miraculeuse de ce bonheur si vrai, si simple!
Derrière nous, la
croix solitaire sur son éperon rocheux. La tête en plein ciel.
Puis la
conversation a roulé évidemment sur la montagne. Robert nous apprend
qu’il est de Tencin. Comme Stéphane, il connaît très bien la
Chartreuse. Le premier y pénètre par l’est et le second, par l’ouest.
L’un et l’autre parcourent tous les sentiers et si le massif du Granier
est le vaste jardin de Robert, la Grande Sure n’a plus, depuis belle
lurette, de secrets pour Stéphane. J’en profite pour demander à ce
dernier si la Dent de l’Ours qu’on aperçoit en face de nous, dans le
petit massif du Grand Som, est accessible. « Sans problème », me
dit-il. Il suffit de passer par le col du Frêt et de gravir la pente
soutenue qui suit en visant le sommet. Et, pour accompagner ses
informations, il s’empresse de sortir de son
sac le recueil de topos d’Antoine Salvi, spécialiste des lieux.
A la
fin du repas, Robert a saisi son thermos, nous invitant à prendre du
café tout en nous régalant d’un bon morceau de chocolat pour
l’accompagner. Tout comme s’il avait prévu notre rencontre!
Enfin, nous
nous sommes remis en route pour boucler un joli circuit en revenant au
Désert par la forêt et le col du Mollard qui s‘ouvre à l‘est du massif.
Notre hôte, puisqu’il faut bien l’appeler ainsi, ouvre la marche d’un
pas décidé en repérant les balises à moitié masquées par la neige. Nous
savons qu’il ne faut surtout pas les manquer si nous voulons sortir de
ce labyrinthe boisé, creusé de fondrières.
Pendant que Robert joue les
furets avec un empressement qui m‘intrigue, je fais plus ample
connaissance avec Stéphane. Il vit et travaille à St-Laurent-du-Pont,
et s’investit également dans la vie associative de la ville, notamment
dans la restauration du patrimoine historique. Du coup, il me fait un
court rappel de l’Histoire des Chartreux et de leur fameuse liqueur
dont la formule reste secrète, mentionnant au passage la distillerie de
Fourvoirie détruite par un éboulement en 1935 et celle de Voiron qui
lui a succédé et où travaillent, toujours dans l’ombre, deux moines
délégués par la confrérie, gardiens du mystère entourant l’élaboration
du breuvage.
Tout en conversant, nous enjambons un rocher, évitant ici
un tronc d’arbre arraché, là des broussailles. Nous suivons le fil de
la sente entre neige et lapiaz en repérant au passage les marques
jaunes peintes sur la pierre ou l’écorce.
Un peu plus tard, nous
atteignons la fameuse cabane mentionnée sur la carte IGN: nous allons
enfin sortir des bois. En réalité, son nom est « Chalet de l’Outheran »
comme en témoigne le panneau fixé au fronton. Il s’agit d’une petite
construction constituée d’un assemblage de planches et d’ancelles
quelque peu disparate et couverte d’un toit en tôle. Malgré cela, quand
elle apparaît au milieu de sa minuscule clairière, fragile et
solitaire, avec derrière elle le bleu du ciel entre les feuillages qui
indique que la forêt s‘ouvre sur la vallée, elle distille un charme et
une douceur romantiques incomparables. La patine même du bois confère
de la noblesse à la rusticité de l‘ensemble. Et son architecture, aux
proportions harmonieuses, ajoute de l’élégance à sa fonction
charitable: accueillir le promeneur égaré, fatigué, ou simplement
désireux de faire une halte pour la nuit au cours d’un périple dans le
massif, pareil au pèlerin d’autrefois sur les chemins de montagne.
Stéphane manipule, pour la dégager, une branche ajustée en travers de
la porte et nous pénétrons tous deux dans une pièce sombre que le jour
éclaire brutalement. L’intérieur présente une structure en rondins
bruts. Sur la gauche, une planche sert d’étagère. Sur l’autre, une
échelle en bois permet d’accéder à l’étage constitué d’un plancher,
ouvert face à l’entrée, sur lequel traîne une sorte de couchette. Dans
un coin, un message de bienvenue aux visiteurs. A côté, une vieille
affiche sur les fleurs de montagne est agrafée à même la cloison et
pend, à moitié déchirée, au milieu d’une énumération de noms et de
dates gravées ou gribouillées sur les planches des cloisons. Nous
rejoignons bientôt Robert resté sur le pas de la porte, visiblement
impatient.
Et nous voici maintenant, debout et immobiles, sur la crête
dénudée. Le rideau végétal s’est levé sur le massif du Granier. Le
soleil a déjà basculé sur l’autre versant du Mont Outheran mais ses
rayons continuent d’inonder d’une clarté dorée la Chartreuse, les
hameaux et leurs clochers, les alpages et les falaises. Au loin, la
chaîne de Belledonne enneigée; sur la gauche, la silhouette massive du
Mont Blanc. Une fumée monte en face de nous, dans un repli de la
montagne. Sous nos pieds, entre les bois, la piste menant au col du
Mollard. Nous rejoignons celui-ci par un sentier qui descend en lacets
dans les éboulis d’une ancienne carrière. A l’approche du village, nous
croisons des promeneurs. L’un d’eux interpelle Stéphane. Robert ne
s’arrête pas,
je reste à ses côtés, son allure ne faiblit pas.
Ce que je sais de lui?
Qu’il a eu un cancer de la prostate à cinquante-cinq ans et qu’il s’en
est remis, décidant, l’heure de la retraite à peine sonnée, de mordre
la vie à pleines dents. Et de se mettre à la montagne, parcourant à
tout-va la chaîne de Belledonne, la Chartreuse, les Bauges, les Bornes.
Jusqu’au Mont Blanc qu’il gravira par trois voies différentes à partir
de Chamonix et de l’Italie, sous la houlette d’un neveu appartenant au
PGHM. Sans compter de nombreux voyages à travers le monde.
Nous
approchons maintenant des premières maisons du Désert. Nous ne sommes
plus loin du parking. Je me retourne: je ne vois plus Stéphane.
Après
lui avoir parlé de mon métier d’enseignant, j‘interroge mon compagnon:
- Et toi, tu faisais quel métier?
- Educateur spécialisé. En fait,
j’étais directeur du centre, près de Grenoble.
Il presse le pas.
Je
finis par lui demander, intrigué:
- Dis-moi, ton épouse, elle
t’accompagne en montagne ou dans tes voyages?
Il m’explique sans
sourciller:
- Elle a eu une sclérose en plaques. Ca remonte à une
vingtaine d’années. Je me suis occupé d’elle pendant dix ans. Une
équipe médicale nous assistait. Médecins, infirmières, aides à domicile
se relayaient. Ca n’arrêtait pas. La vie devenait infernale. Et puis
elle a fait un AVC. Du coup, elle a été définitivement hospitalisée à
Grenoble.
Il commente:
- Heureusement. Malgré toute ma volonté je n’en
pouvais plus.
- Comment réagit-elle?
- Elle ne dit rien. Je vais la
voir tous les jours. A l’heure précise du repas. Je lui tiens la main…
- Qu’est-ce qu’elle dit?
- Rien. De temps en temps, une larme glisse
sur sa joue. Elle veut dire quelque chose, je ne sais pas quoi. C’est
sa façon de parler. L’autre jour, notre fils est venu lui rendre
visite. Il partait comme j’arrivais. Quand je me suis retrouvé seul
avec elle, je lui ai demandé comment ça s’était passé. Elle ne
comprenait pas ce que je voulais lui dire. Elle ne se souvenait déjà
plus de rien. Voilà. C’est comme ça depuis dix ans.
Stéphane a fini par
nous rejoindre sur le parking. Nous nous échangeons nos mails.
Au
sommet des falaises, la croix continue de veiller sur la région, une
face dans l’ombre nous regarde, l’autre brille dans le soleil du soir
qui tombe vers Lyon.
Robert doit se sauver pour ne pas arriver en
retard à l’hôpital. Une poignée de mains à chacun et il se dirige vers
sa voiture à l’autre bout du parking tandis que Stéphane, qui a oublié
qu’il était quelqu’un de plutôt sauvage, évoque son engagement pour
l‘environnement. Je l’écoute, conquis par son enthousiasme. Sans
oublier pour autant Robert à qui je désire faire un petit signe
d’amitié au moment où il sortira du parking. Trop tard!. Il est déjà
parti.
Puis j’ai repris la route. La Chartreuse est devenue rose. Par
endroits, on dirait qu’elle est prise dans les flammes.
Stéphane me
fera découvrir la Grande Sure au printemps. Quant à Robert, il n’a pas
attendu et m’a contacté dès son retour pour me prier de lui envoyer
deux ou trois photos de notre balade, précisant: « par exemple,
l'escalade de la petite falaise de la croix, le Mont Blanc à travers le
col du Granier, la cabane dans la forêt » ajoutant pour terminer: « Pas
besoin que je sois sur la photo : ce peut être toi ou Stéphane. Ou la
nature seule… ».
Alain Lutz
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